Justice et intelligence artificielle

La crise du Covid 19, que nous subissons désormais depuis plus d’un mois est génératrice de nouvelles difficultés et d’événements tragiques tant sur le plan sanitaire qu’économique.

Le marché du droit conserve toutefois un équilibre économique lié à sa nature contracyclique. Schématiquement, si l’économie se porte bien, les investissements et fusions acquisitions porteront l’activité de conseil. Alors que la crise du Covid 19 sévit, exemple accablant de fragilisation économique, les professionnels du droit accompagnent leurs clients dans la mise en place du chômage partiel et engagent des procédures collectives… Un directeur du business development d’un grand cabinet international me confiait récemment : « le marché du droit semble peu impacté par cet événement sans précédent, nos équipes continuent à être très occupées ».

Malgré cette homéostasie, certains blocages demeurent notamment en matière contentieuse. L’activité judiciaire qui souffrait déjà d’une absence de moyens et d’un engorgement massif – une journaliste du secteur signe à ce propos un article intitulé1 « Covid 19, chronique d’un désastre judiciaire annoncé » illustrant bien la catastrophe supplémentaire qui s’abat sur celle-ci. Et bien que le justiciable comprenne qu’une telle situation reporte aux calendes grecques (plus encore qu’usuellement) le traitement de leur dossier, est-ce une représentation satisfaisante ou bien là encore, existe-t-il un moyen de tirer son épingle du jeu ? La réponse est oui.

Avec l’arrivée des Legaltech – comptons 300 en France – les avocats et juristes vivent depuis quelques années une transformation impactant leur pratique en profondeur : des modes de production à l’accès à l’information en passant par la relation clients, interne ou externe. Les acteurs Legaltech et notamment de la justice dite « prédictive » (aide à la décision) arguent que les plateformes développées encouragent la transaction et permettent ainsi de réduire l’encombrement des tribunaux. Avancer sur la résolution de ces différends par voie amiable serait idéal dans cette période où les tribunaux sont en activité restreinte mais cela requiert une maîtrise parfaite du domaine du litige et la prise en compte de ses caractéristiques ainsi qu’une évaluation rigoureuse des montants afférents. Qu’en est-il du fonctionnement et des résultats fournis par les solutions de justice prédictive pour les professionnels du droit ?

Après 30 années de recherche au sein de L’INRIA3 dans le domaine de la quantification de l’aléa, dans tous les domaines où il en existe, Jacques Lévy-Véhel, mathématicien, crée Case Law Analytics en 2017 avec Jérôme Dupré, magistrat. Tous deux sont convaincus qu’il est possible de quantifier l’aléa juridique est de répondre à ces 2 questions ordinaires : « vais-je gagner mon procès et quel sera le montant des indemnités ? »

Cet outil se distingue sur le marché par son approche et sa proposition de valeur, répondant justement aux points soulevés précédemment.
En premier ressort, la méthode d’analyse de la donnée jurisprudentielle est très différente. Les autres plateformes vont créer des algorithmes boostés par des outils sémantiques pour trier et rechercher dans la jurisprudence en Opendata, de la manière la plus précise possible dans plusieurs millions de décisions de première ou deuxième instance, en extraire une moyenne et la mettre à la disposition de l’avocat ou du juriste. Ce qui est pertinent dans ce cas, c’est la capacité des moteurs de recherche à aller trouver des précédents, s’approchant de votre dossier.

Case Law Analytics va, quant à elle tout simplement produire les décisions de justice. Comment ? Dans un premier temps, en étudiant et analysant avec des magistrats les critères de leurs décisions dans un domaine visé. Le référentiel peut être mince, tant qu’il est exhaustif dans le domaine. Pour exemple, le dernier module qui a été lancé par Case Law Analytics, fruit d’une prestigieuse collaboration avec le cabinet Darrois Villey Maillot Brochier dans le domaine des « ententes » (environ 150 décisions) qui permet de confirmer ou infirmer l’entrée en voie de condamnation et d’évaluer précisément le montant de l’amende.

Les décisions de justice exhaustives dans chacun des 15 domaines de droit développés par la start up, sont analysées à la main par des juristes spécialisés et passées au crible des 30 à 150 critères définis préalablement. Enfin, selon des méthodes probabilistes éprouvées par la communauté internationale scientifiques dans d’autres secteurs comme la santé ou la bourse, « la machine » autrement dit, l’intelligence artificielle, va apprendre à reproduire le raisonnement juridique menant aux décisions des juges, tout en intégrant la part d’incertitude de la décision humaine qui n’est jamais semblable selon que le temps est au beau fixe ou non.

L’application, un générateur de décisions de justice en mode Saas, produit 100 décisions pour chaque cas soumis à la machine. Le dossier est pris en compte dans sa globalité, quelle que soit la singularité de celui-ci. Vous souhaitez rompre une relation commerciale de 25 ans avec un fournisseur pour plusieurs raisons, quelles indemnités seront demandées devant les tribunaux, quels sont les éléments du dossier qui pèsent en faveur ou défaveur de votre dossier ? La machine va rendre un éventail de décisions pour votre dossier, justifier et pondérer les critères des décisions proposées, vous permettant ainsi d’affiner la stratégie et de disposer des montants inhérents aux indemnités ou prestation compensatoire dans un divorce. C’est comme si vous pouviez interroger le juge – et qu’il vous répondait sincèrement – sur les motivations de son jugement. Non seulement l’outil interroge une juridiction donnée, ce que ne font pas les autres méthodes mais en outre, il s’agit de travailler non pas à partir d’extraction de données statistiques mais à partir de probabilités. Et là, l’avocat conserve toute sa maitrise et son savoir-faire. Antoine Garapon 2 souligne à ce propos dans son ouvrage « Justice digitale » qu’il est raisonnable de parler d’une « justice prévisible » plutôt que prédictive.

Enfin comme le souligne Pierre Berlioz4, au sujet de la digitalisation des pratiques : « Cette sentence présidentielle est certainement vraie aussi pour le monde du droit. Le confinement a imposé une transformation numérique que l’on n’imaginait pas, et surtout pas aussi rapide. Cette crise nous offre ainsi l’occasion d’éprouver ces outils, dont nous nous contentions le plus souvent de parler jusqu’à présent. Il faut en tirer tous les enseignements, pour passer quand la crise sera terminée de la transition numérique à la transition choisie ! »
La profession a probablement dépassé la phase technophobe, avec cette nouvelle crise, il se pourrait qu’elle s’équipe davantage encore de services lui permettant de performer et de remettre la relation au cœur de ses préoccupations. Plutôt que de subir la transformation, nous aurons probablement appris de cette crise que nous ne sommes jamais à cours de ressources.

  1. Article du 9/04/20, Olivia Dufour, Actu-Juridique de Lextenso : https://www.actu-juridique.fr/justice/covid-19-chronique-dun-desastre-annonce-dans-le-monde-judiciaire/
  2. Antoine Garapon est un essayiste et magistrat français. Il est connu du grand public pour ses ouvrages et émissions radiophoniques traitant du droit et de la justice et notamment « Justice Digitale ». Docteur en droit, il est actuellement le secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la Justice1.
  3. Institut National de Recherche en Informatique et Automatique
  4. Pierre Berlioz est Professeur de droit, Directeur de l’école de formation des barreaux Ancien conseiller du Garde des Sceaux